Qu’est-ce-que la comptabilité C.A.R.E ?
Pour commencer
Face aux défis écologiques et sociaux, un nouveau modèle de comptabilité a vu le jour : la comptabilité C.A.R.E. est l’acronyme de Comptabilité Adaptée au Renouvellement de l’Environnement, et correspond également en anglais à Comprehensive Accounting in Respect of Ecology. Initiée dès 2013 par des chercheurs comme Jacques Richard et Alexandre Rambaud, la méthode CARE propose de faire évoluer la comptabilité traditionnelle pour mieux prendre en compte les impacts environnementaux et humains de l’activité économique. On la présente souvent comme une comptabilité « multi-capitaux » ou « en triple capital », ajoutant aux capitaux financiers classiques les capitaux naturels et humains dans les calculs comptables.
Principe de base : préserver les capitaux naturels et humains
Dans le modèle CARE, l’idée centrale est que l’entreprise ne doit pas seulement maintenir son capital financier, mais aussi préserver le capital naturel et le capital humain qu’elle utilise. Autrement dit, une entreprise exploite des ressources de la nature (matières premières, eau, qualité de l’air…) et le travail d’êtres humains (compétences, santé, bien-être des employés). Ces éléments sont vus comme des « capitaux » au même titre que les machines ou les fonds propres. La comptabilité CARE va donc appliquer aux capitaux naturels et humains les mêmes principes comptables qu’aux actifs financiers classiques.
Concrètement, CARE propose de mesurer la dégradation de ces capitaux et de comptabiliser le coût nécessaire pour les maintenir ou les restaurer. Par exemple, si une entreprise agricole utilise la fertilité d’un sol (capital naturel), elle devrait comptabiliser l’amortissement de ce sol et prévoir les dépenses pour le régénérer (jachère, apport de compost… équivalent aux coûts de maintien. De même, si une entreprise emploie des salariés sur des tâches pénibles, elle devrait comptabiliser ce qui serait nécessaire pour préserver le « capital humain » (formations, mesures de sécurité, compensation de la pénibilité, etc.). L’idée est d’intégrer dans le calcul du résultat toutes les dépenses de maintien de ces capitaux, comme on le fait déjà pour l’entretien d’une machine ou l’amortissement d’un véhicule.
Un des principes clés est la soutenabilité forte. Contrairement à certaines approches où l’on compense une dégradation écologique par un gain financier ailleurs, CARE insiste pour ne pas compenser entre les capitaux. Chaque capital (financier, naturel, humain) doit être conservé individuellement. Par exemple, gagner de l’argent ne justifie pas de détruire la nature ; on ne peut pas dire « je plante des arbres à un endroit pour compenser la pollution ailleurs » sans limite. C’est l’application du principe de non-compensation : aucun capital n’est substituable à un autre. Cela se base sur l’idée que certaines ressources, une fois détruites, sont irréversibles (extinction d’une espèce, santé humaine perdue, etc.), donc on ne peut pas les échanger contre du capital financier.
Recalculer le profit après “dette écologique”
La comptabilité CARE aboutit à redéfinir le résultat de l’entreprise. Dans le modèle traditionnel, le profit est ce qui reste une fois les charges déduites des produits. Dans le modèle CARE, le profit ne serait véritablement réalisé qu’après avoir déduit les coûts de restauration de tous les capitaux. Autrement dit, on considère que l’entreprise a une sorte de “dette écologique et sociale” envers la nature et les personnes : tant qu’elle n’a pas remboursé cette dette (en investissant pour régénérer l’environnement et assurer le bien-être humain), elle ne peut pas distribuer un profit net aux actionnaires.
Par exemple, une entreprise forestière qui exploite du bois devrait intégrer dans ses charges le coût de replanter suffisamment d’arbres pour renouveler la forêt exploitée. Si, une année donnée, elle réalise 1 million d’euros de bénéfice avant CARE mais qu’il faudrait 200 000 € pour replanter et restaurer les écosystèmes impactés, alors le modèle CARE dirait que le véritable profit n’est que de 800 000 €, les 200 000 € étant “réservés” au renouvellement du capital naturel. De même pour le capital humain : si le modèle estime qu’il faut investir dans la formation, la prévention santé, etc., ces coûts de maintien sont à soustraire du résultat courant.
Cette approche conduit à définir la vraie performance de l’entreprise d’une façon plus complète. Jacques Richard parle de Triple Depreciation Line (TDL) ou triple ligne d’amortissement : on amortit non seulement les immobilisations classiques (machines, bâtiments) mais aussi les ressources naturelles (ex : épuisement d’un sol, pollution de l’eau) et le capital humain (ex : usure professionnelle, compétences). Ces amortissements supplémentaires apparaîtraient dans le compte de résultat, réduisant d’autant le bénéfice comptable si l’entreprise puise dans le capital naturel/humain. Au final, on obtient un profit « disponible » après renouvellement de l’ensemble des capitaux utilisés par l’activité.
Une conséquence importante de CARE est de questionner la rentabilité : certaines activités aujourd’hui jugées rentables ne le seraient plus si on intégrait les coûts de restauration écologique. Inversement, des entreprises vertueuses sur le plan environnemental montreraient une performance réelle meilleure en ne subissant pas d’“écotaxe interne” élevée. Le but affiché est d’encourager les entreprises à changer leurs pratiques pour réduire ces coûts de maintien, donc in fine pour réduire leur empreinte écologique et sociale.
Mise en œuvre et expérimentations
La méthode CARE reste pour l’instant un modèle expérimental et volontaire. Elle n’est pas (encore) intégrée dans la réglementation comptable obligatoire. Cependant, elle suscite un intérêt croissant dans le monde académique, chez certains praticiens et entreprises engagées. Une Chaire Comptabilité Écologique a été créée (notamment à Paris-Dauphine) pour développer ces concepts et les tester en conditions réelles.
Plusieurs acteurs pionniers ont commencé à expérimenter CARE dans leur comptabilité : par exemple le cabinet ComptaDurable, spécialisé dans l’ESS, ou l’association Fermes d’Avenir dans le domaine de l’agroécologie. Ils tentent d’appliquer les étapes de CARE et d’en tirer des enseignements pratiques. La méthode prévoit cinq grandes étapes structurées, dont l’identification des capitaux naturels/humains pertinents, la définition d’indicateurs de “bon état” pour ces capitaux, le calcul des coûts de maintien, l’enregistrement comptable de ces coûts, puis l’analyse du nouveau résultat obtenu. Cela requiert un gros travail pluridisciplinaire : faire appel à des écologues, des spécialistes RH, etc., pour évaluer correctement les besoins de maintien des capitaux.
CARE s’inscrit dans le mouvement plus large de la comptabilité durable et de la responsabilité sociale des entreprises (RSE). D’autres approches existent, comme le « capital naturel comptable » ou les mesures d’impact social, mais CARE se distingue par sa volonté d’intégration complète dans les états financiers, plutôt que de rester dans des indicateurs hors bilan. Elle propose en effet un véritable système : plan de comptes adapté, nouvelles écritures, etc., pour que bilan et compte de résultat traduisent la situation écologique et sociale de l’entreprise, pas seulement sa situation financière.
Limites et perspectives
Bien que prometteuse, la comptabilité CARE fait face à plusieurs défis :
Mesure des capitaux hors financier : comment quantifier précisément la dégradation d’un écosystème ? Quelle échelle de mesure pour le “capital humain” ? Ce sont des questions complexes. Par exemple, définir le « bon état écologique » d’un milieu nécessite des bases scientifiques (biologie, climatologie…) et un consensus sur les indicateurs (biodiversité, niveau de CO₂, etc.). De même, pour le capital humain, il faut des critères sur la santé, le bien-être, la formation… CARE propose des pistes (notions de bons états pour les écosystèmes, de décence au travail pour l’humain), mais leur traduction en euros (coûts de maintien) peut varier selon les hypothèses retenues.
Acceptation par les parties prenantes : pour l’instant, les normes comptables officielles n’intègrent pas ces notions. Il faudrait un mouvement concerté des régulateurs (ANC, IASB à l’international) pour aller vers du multi-capitaux. On voit poindre une tendance avec la publication de rapports extra-financiers obligatoires, mais CARE va plus loin en les intégrant aux comptes. Le monde économique doit être convaincu de la pertinence de ce modèle pour qu’il se diffuse. Aujourd’hui, c’est encore un sujet de niche porté par des militants de la comptabilité verte et quelques entreprises volontaires.
Impacts économiques : si CARE devenait la norme, cela bouleverserait certains indicateurs financiers. Des entreprises très profitables sur le papier pourraient afficher des pertes après prise en compte de la dette écologique. Cela impliquerait potentiellement de retenir les distributions de dividendes tant que les capitaux ne sont pas restaurés. C’est une philosophie radicalement différente, qui fait débat. Les partisans estiment que c’est le seul moyen d’assurer une économie soutenable ; les opposants craignent un frein à la compétitivité si seules certaines entreprises l’appliquent.
Malgré ces défis, la dynamique CARE témoigne d’une prise de conscience : la comptabilité, en tant que “langage des organisations”, peut évoluer pour mieux refléter les enjeux du XXIe siècle. D’autres concepts comme la Théorie du donut (économie donut de Kate Raworth) ou les ODD (objectifs de développement durable) vont dans le même sens, et CARE cherche à articuler la théorie et la pratique comptable pour y répondre.
En France, l’ANC a initié des travaux sur la comptabilité environnementale, et on peut imaginer qu’à terme certaines idées de CARE infusent la doctrine. Déjà, présenter en annexe des comptes les consommations de ressources, ou comptabiliser des provisions pour risques environnementaux, sont des pratiques qui se développent. CARE pousse simplement la logique plus loin en inscrivant noir sur blanc dans le bilan la valeur des capitaux naturels et humains à préserver.
En conclusion, la comptabilité CARE se veut un pont entre économie et écologie, un moyen de traduire en données comptables les exigences de durabilité. Elle redéfinit le profit comme ce qui reste après paiement de la « dette » envers la planète et les personnes. Utopique pour certains, visionnaire pour d’autres, elle a au moins le mérite de questionner notre modèle actuel. Si elle parvient à maturité, elle pourrait équiper les entreprises d’un outil puissant pour piloter non plus seulement la performance financière, mais aussi leur impact socio-environnemental. Dans un contexte où les régulations se durcissent sur le climat et la RSE, rester attentif à ces évolutions comptables est certainement judicieux. La comptabilité de demain sera peut-être multi-capitaux, et CARE en esquisse aujourd’hui les contours.
